Benoît Deper: " Vers la vitesse de libération de new space"

«Je ne peux pas vous promettre le succès. Je peux seulement vous dire que vous allez souffrir, travailler dur, vieillir plus vite … mais ce sera plaisant.» Ainsi parlait Benoît Deper, PDG d'Aerospacelab à l'occasion de l'ouverture de la nouvelle usine

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Ingénieurs de haut niveau

( Photo: LDS )

ENGINEERINGNET.BE - Cette dernière, de près de 2.000 m2 est encore en phase d'équipement. 24 satellites peuvent y être produits annuellement. Mi-juin, Aerospacelab annonçait la construction d'une ‘méga usine’ à Charleroi capable de fabriquer deux satellites par jour soit environ 500 par an.

Cette méga-usine de 16.000 m², dont 3.000 m² de laboratoires et 6.000 m² de salles blanches, devrait être opérationnelle début 2025 et employer de 400 à 500 personnels. Les choses bougent vite dans la jeune ‘new space’ belge.

Aerospacelab, érigée par Deper en 2018, deviendra ainsi à peu près le plus grand constructeur de satellites en Europe. Plus encore: l'entreprise opte pour l'intégration verticale et réalisera autant que possible en interne, la conception et les essais en production. Afin d'atteindre les volumes prédéterminés, elle tendra à livrer des solutions personnalisées avec des composants standards.

Ces blocs ou modules standardisés sont bien 20 à 30% plus lourds que les véritables produits sur mesure. Cependant, comme les coûts de lancement chutent relativement plus vite, une standardisation couplée à une politique de prix agressive sont privilégiées.

L'entreprise va au-delà de la simple construction et du lancement de satellites. Le but ultime est de principalement capter les mégadonnées des satellites, de les traiter et de les transformer en ‘informations’ à prodiguer aux clients dans les marchés les plus divers.

Le stress de la sélection 
«Je voulais faire des études à la finalité polyvalente. L'état d'esprit était de ratisser aussi large que possible tout en étant certain de trouver un emploi à la fin du trajet», explique Deper. L'ingénierie devenait par conséquent la voie à suivre. À l'UCL. L'électronique et la mécanique s'avéraient offrir les options les plus larges.

Plus tard, ce furent la mécatronique et la robotique. Sur son trajet, il suivit des cours à l'Institut Supérieur de l'Aéronautique et de l'Espace à Toulouse où il obtenait un Master complémentaire en Ingénierie des Systèmes. À peine diplômé, en 2009, il effectuait un stage d'un an en génie logiciel au NASA Ames Research Center (Californie).

Il s'est retrouvé sur le projet PhoneSat, encore dans sa prime jeunesse. Cela a commencé initialement comme un projet collaboratif scolaire qui visait à construire des pico-/nanosatellites ‘prêts à l'emploi’ avec des smartphones et la plate-forme Arduino comme principaux éléments de base. «La NASA fondait le laboratoire dans le but d'en savoir plus sur les cycles de développement agiles.»

Les trois premiers satellites (des CubeSats de 1 dm³ qui pesaient à peine 1,25 à 1,43 kg) ont finalement été lancés avec succès dans l'espace en avril 2013. Le porteur était une fusée Antares d'Orbital Sciences.

Acquisition de connaissances 
«Le tout était également lié à Google, dont le siège social était de l'autre côté de la rue.» Il s'agissait de construire des satellites coûtant moins de 10.000 euros. «Nous étions libres d'agir à notre guise.» Le labo a finalement évolué pour devenir PlanetLabs. Ce dernier a entre-temps construit et lancé plus de 450 satellites, dont plus de 200 sont toujours en orbite. Ils collectent et analysent quotidiennement des images et des données terriennes sur plus de 350 millions de km² … 

Après un an en Californie - il suit cet été-là un cursus à l'International Space University (Portugal) - Deper débute en 2011 comme ingénieur système à l'Estec (European Space Research and Technology Centre de l'ESA). Il poursuit ses études et commence une maîtrise après maîtrise en Intelligence artificielle et en sciences informatiques à la KULeuven. Ce n'était pas une mince affaire que de suivre ces ‘journées d'études’ à temps partiel tout en passant des examens. 

«Les études supérieures venaient à peine d'être régionalisées à l'époque et mes diplômes de l'UCL devaient être assimilés. J'ai passé les examens sans écrire de thèse. Il s'agissait avant tout pour moi ‘d'acquérir des connaissances’.»

Suisse 
Une période intense. Quoique satisfait d'être à l'ESA, il se rendait en Suisse à peine un an plus tard pour revêtir la position de directeur R&D du tout nouveau S3 (Swiss Space Systems). L'entreprise souhaitait construire un ‘spaceport’ à Payerne. De gros avions A300 larguerait en vol des avions spatiaux suborbitaux sans pilote mais réutilisables (SOAR).

Ces derniers lanceraient des satellites de 250 kg sur orbite spatiale. L'on rêvait même d'avions spatiaux habités qui transporteraient des passagers d'un continent à l'autre en une heure … L'entreprise avait une croissance rapide mais était sous-financée. Il y restait jusqu'à fin 2015. Plus d'un an plus tard, la start-up cessait toute activité.

«Mais je suis super content d'avoir été là. J'avais 25 ans et j'ai monté un bureau d'études, un labo de recherche … J'ai eu affaire à des personnages forts, à des gens sans esprit d'équipe. C'était la meilleure école de management que j’aurais pu m'imaginer.»

Première mission 
Après avoir levé pendant neuf mois les fonds de départ nécessaires de 8 à 9 millions d'euros, il fondait Aerospacelab en 2018. Cinq employés formaient l'équipe de base. En avril 2019, dans le cadre d'un financement de série A, la société levait encore 11 millions d'euros.

Au total, 20 millions d'euros ont été trouvés chez XAnge, Belaero, BNP Paribas Private Equity, Sambrinvest et la SRIW. Forte de ce budget, la société new space de Mont-Saint-Guibert construisait un premier prototype de satellite (Arthur) mis en orbite fin juin 2021. Cette mission de type Risk Reduction Flight visait à acquérir de l'expérience et à déployer une charge utile d'optique à haute résolution.

Simultanément, il fallait vérifier la maniabilité du satellite, utilisant le système de micro propulsion d'ExoTrail. Plus de six mois après ce vol réussi, Aerospacelab levait encore 40 millions d'euros. «Nous passons à une production d'échelle supérieure», déclare Deper.

Les intervenants financiers étaient: Airbus Ventures, Sambrinvest, Octave Klaba, Miroslav Klaba, BNP Paribas Private Equity, XAnge et à nouveau SRIW et Belaero. «De nombreuses recherches sont encore en cours.»

Vitesse de libération 
L'entreprise construit actuellement deux constellations de ‘smallsats’ (100 à 150 kg) à Louvain-La-Neuve). La première consiste en des satellites dits compagnons de la mission Sentinel-2 de Copernicus. Ils prennent des images multispectrales depuis l'espace.

La seconde constellation se focalise sur les images Très Haute Résolution (VHR) (50 cm/pixel). Le prochain satellite sera prêt d'ici novembre. Il devrait être lancé en janvier. Après cela, plusieurs lancement sont prévus annuellement. 20 plus 40 millions d'euros, c'est à la fois beaucoup et ... pas assez. Deper confirme le fait. 

«En termes commerciaux, nous pouvons être autonomes en vendant à des tiers, en travaillant sur plusieurs axes et en étant rentables. Mais les ambitions vont plus loin. Heureusement, il est plus facile de lever des fonds en période de rentabilité. La question qui se pose: comment obtenons-nous notre ‘escape velocity’ ou vitesse de libération ?»

Partir à la pêche 
Y aura-t-il un cluster spatial à Charleroi ? Thales Alenia Space et Sonaca y sont déjà actifs. La méga-usine d'Aerospacelab sera implantée sur le site des ACEC. Ces derniers  autrefois actifs en aérospatiale étaient démantelés en 1989.«Notre principal facteur de coûts est les RH.» Et cela restera le cas lorsque l'entreprise passera à 400 ou à 500 employés.

«Nous trouvons facilement de bons candidats», explique Deper. Les jeunes ingénieurs ne manquent pas d'intérêt. Beaucoup d'étudiants stagiaires restent en fonction. Il est plus complexe de trouver certains profils spécifiques. Les architectes système expérimentés, par exemple. L'on part alors à la pêche à la ligne dans d'autres viviers ... ce qui n'est pas toujours apprécié et qui simultanément fait grimper le coût de ces profils. Deper rappelle la situation géographique exceptionnelle de Louvain-la-Neuve.

Proche de Bruxelles «qui elle-même n'était pas intéressée» ; heureusement le matin et le soir l'on roule à contre-courant. «Je suis toujours fan de mon ancienne université, mais je suis surtout soucieux de nos profils d'expatriés.» Actuellement, un tiers des salariés vient de l'étranger. «Ils requièrent un cadre de travail anglophone.»

Régionalisme mesquin 
Choisir pour Louvain-la-Neuve et Charleroi, c'était aussi simultanément ne pas choisir pour Liège. «Je ne suis pas favorable au régionalisme mesquin qui dresse les villes d'un pays comme la Belgique les unes contre les autres. En effet, Liège a déjà développé depuis un certain temps un solide écosystème aérospatial. Mais la ‘culture’ n'y est pas favorable.

Il s'agit souvent d'entreprises publiques qui travaillent depuis des années sur un seul projet en tant que sous-traitant d'entreprises beaucoup plus importantes. Je constate un manque total de compétitivité. Que nous soyons protégés de cela est un bien. Nous aurons indubitablement des opérations à Liège. Effectivement, le personnel là-bas est ‘top notch’ mais je crains un manque de vision au top.» 

D'autre part, nous travaillons en télétravail. «Nous avons par exemple un bureau en France à Toulouse où nous puisons dans une vaste chaîne de valeur spatiale. En Belgique d'autre part, nous bénéficions des avantages d'une chaîne de valeur en PME.»

Intégration verticale 
Deper opte pour l'intégration verticale lors de la construction des satellites. Il veut conserver le plus possible de connaissances en interne. Par exemple, des bancs d'essais pour les satellites seront installés à Ottignies/Louvain-la-Neuve et plus tard à Charleroi. Des tests de vibration étaient encore en cours cet été chez Exolaunch (Berlin).

Notre propre ‘shaker’ a entre-temps été installé dans l'usine ; il est en cours d'essais. À Mont-Saint-Guibert, nous avons une chambre à vide et des salles blanches, respectivement classe ISO 9, 7 et 5 qui seront également transférées en temps utile. «Je ne vois pas d'autre moyen que de travailler en intégration verticale. Je ne suis pas sûr que nous puissions nous le permettre autrement», déclare Deper.

Il souligne qu'Airbus, par exemple, a généralement trois à cinq couches de sous-traitants. Ces derniers prennent chacun une marge brute d'environ 50%. «Mais en fin de compte, le facteur majeur de coût est la ‘management friction’. En effet, à chaque niveau interviennent des contrats qui doivent être négociés et épinglés.

Une fois ‘gelés’, aucune adaptation n'est possible sans à nouveau devoir négocier pendant des mois. L'intégration verticale devient alors préférable car plus facilement gérable. Cela se décline par plus d'agilité, ce qui à son tour garantit la rentabilité et … les bénéfices dans la même foulée.»

Risques 
«Nous développons différents produits en parallèle. La synergie entre eux est d'importance.» Mais cette approche comporte aussi des risques, admet Deper. «En effet, dans le secteur, il faut faire face à de nombreux produits de niche qui sont si spécifiques que même les PME spécialisées sont souvent incapables de les appréhender.

Parfois, il vaut mieux alors tout faire soi-même.» Le parcours d'Aerospacelab est donc fort sinueux. Cette approche a l'avantage que la direction connaît en tout temps l'état et l'avancement des travaux. Une gestion de risques qui peut rapporter beaucoup en fin d'assemblage. Deper s'attend à ce que la méga-usine soit opérationnelle en 2024 pour effectivement démarrer après une phase de rodage en 2025.

«La poursuite de la croissance dépendra de la demande du marché. Le plus grand risque est de ne pas atteindre l'ambitieux KPI que nous nous imposons actuellement. Le plus grand risque est de rester à la traîne, de s'enliser et par conséquent de devenir un acteur mineur. Nous ambitionnons vouloir avoir un impact.»

Des CubeSats aux mini-satellites ... jusqu'aux données 
«Bien des innovations ont été intégrées dans les Cubesats. Mais ces derniers font toujours face à des défis techniques», explique Deper. Le cauchemar permanent se décline aux niveaux thermique, puissance et commande. «Ils ont été utiles pour former toute une génération  d'ingénieurs spatiaux. Entre-temps, toute une industrie s'est développée autour de ces satellites.

Entre temps, les lanceurs réutilisables ont été innovés. Aujourd'hui, un ‘covoiturage’ est possible pour des satellites de la taille d'un petit réfrigérateur alors qu'autrement, 5 kg est la norme. Grâce aux fusées réutilisables, dix fois plus de masse peut être emporté pour le même coût», calcule Deper, soulignant l'importance de SpaceX dans cette évolution.

«Les satellites emportés par SpaceX sont limités en volume mais moins en masse. Les petits satellites deviennent donc progressivement plus lourds.» Aerospacelab vise également à construire des satellites plus grands et plus lourds, de 350 à 400 kg. «Je m'attends à ce que SpaceX et d'autres constructeurs de fusées continuent à réduire les coûts de lancement.

Il est facile pour nous de grandir. D'abord avec des satellites plus petits, car la plupart des constructeurs de satellites en sont réduits aux anciennes fusées non réutilisables et donc plus chères.» En fin de compte, cependant, Deper et Aerospacelab sont plus focalisés sur les données que leurs satellites transmettront depuis l'espace.

«Aujourd'hui à peine 10% de notre activité se borne au traitement et à l'analyse des données. À l'avenir, nous mettrons davantage l'accent sur les logiciels. Cependant, nous devrons d'abord passer par une phase de mise en place d'infrastructure. Notre ‘end game’ est le business des données.» Deper appelle cela aussi de ‘l'intelligence géospatiale’.

Entreprendre “doit” être âpre 
Benoît Deper conseille aux jeunes ambitionnant l'entrepreneuriat de choisir un secteur dans lequel ils excellent. «Ne perdez pas trop de temps avec des incubateurs, des accélérateurs, de faibles subsides … Gardez un œil sur le temps», déclarait-il. «Les incubateurs essaient de nous incuber. (Sourires) Tous ne sont pas nécessairement mauvais. Souvent, ils sont simplement ‘simples’.

L'entrepreneuriat se décline en plusieurs catégories. Pour les entreprises qui font vraiment la différence, le prix d'entrée est si élevé qu'on ne s'endurcit qu'en se formant soi-même. Si tout est ‘prémâché’, vous n'y arriverez pas. Créer une entreprise demande une certaine ténacité. Le bichonnage des incubateurs ne mène qu'à un ‘mode facile’ de travail. Je veux toujours voir l'entreprise qui entrera au Nasdaq par le biais d'un incubateur.» Le format est tout simplement erroné, pense-t-il. «Perte de temps.»